Marie Gobaye

La légende, racontée par Louis Banneux

Ceux d’Mirwart — les ci d’Murwau, Tchiesses di t’chfaux, comme l’on sait — connaissent-ils cette version de l’histoire de Marie Gobaye, bien favorable, à mon sens, à ceux de Smuid — aux Leux di Smu ?

Nous l’empruntons à Louis Banneux, L’Ardenne mystérieuse, Illustrations d'Alfred Martin, Office de publicité Bruxelles, 1926, p. 157-160. (JMC)

Banneux_Ardenne_mysterieuse

Voici quelques dizaines d'années, un Arvillois s'égara dans la forêt de Smuid.

Il vaguait par la nuit d'encre, brisé encore plus d'inquiétude que de fatigue, lorsqu'il aperçut la rougeur d'un feu. Le cœur battant, il s'en approcha.

Assis sur une grosse pierre, un être étonnamment velu, aux cheveux hirsutes, à la moustache tombante, rôtissait à la broche un énorme quartier de mouton. Couchés près de lui, mais prêts à bondir, quatre loups grondaient, menaçants. Les ayant calmés d'un mot, leur maître interrogea le voyageur :

— D’où viens-tu ?

— Je suis perdu et voudrais gagner Arville.

— Tu meurs de faim, sans doute ? Prends donc un morceau de viande. Tu te sens les jambes molles ? Assieds-toi sur le Grison, oui, sur le loup, et pose tes pieds sur celui-ci, sur le Rousseau.

Son hôte bien repu, l’être étrange lui raconte que, sentinelle attitrée au village de Smuid, et par ordre du majordome des « macrales », consulté tout exprès à Sensenruth, il a placé des postes à divers points du bois afin de surprendre la sorcière de Mirwart. Car cette gale s’en vient périodiquement jeter le sort, pendant la nuit, sur la plupart des familles de Smuid ; tantôt sous la forme d’un cheval, tantôt sous celle d’un renard ou d’une brebis, elle passe à toute allure par le village en hennissant, glapissant ou bêlant des invectives à l’égard de certains paysans. Ceux-ci ne parviennent plus ensuite à faire du beurre avec le lait de leurs vaches ; ils trouvent tous les matins, dans l’étable, l’une ou l’autre bête déliée, ou même deux bêtes au col enserré dans un seul lien qui les étrangle ; dans leurs pétrins, la pâte ne lève pas, en dépit des ferments ; bref, il n’est de misère qui ne les accable.

Or la sorcière, qui se réfugie sur l’îlot de l’étang de Poix, s’amène le plus souvent par le sentier broussailleux de la fontaine Mahay. Il me suffirait, dit l’être étrange, de la voir pour lui faire demander grâce, pour l’obliger à lever pour toujours les sorts qu’elle jette à Smuid et ses environs. Tiens, ajouta-t-il, voici une bouteille que m’a donnée le majordome des "macrales » et qui contient de son urine. Rien qu’à sa vue, la sorcière tombera par terre, hypnotisée et tordue par de terribles maux d’entrailles. Je m’approcherai, je la toucherai du goulot de ma bouteille et mes loups la dévoreront. Ah ! si je pouvais la voir ailleurs que sur son îlot !

— Pourquoi ailleurs ?

— Parce que je réussirais sûrement à l'immobiliser sur son îlot, mais comment y atteindre ? Et puis, il s’agit de man&œlig;uvrer avec prestesse car, à l’aube, la satanée sorcière rentre furtivement à Mirwart après avoir repris sa forme humaine.

— Eh bien, moi, je suis hommes à vider l’étang en moins d’une demi-heure ; j’ai travaillé à sa construction et je connais le secret de la pale.

— En route alors ! Tu me rendras le service que tu m’annonces. Je te reconduirai ensuite à Arville.

Munis de la bouteille énigmatique et d’un flambeau, silencieux comme des fantômes, nos deux hommes, suivis des quatre carnassiers, cheminent à pas de loup vers Poix, en passant par la fontaine Mahay. De temps en temps, ils posent l’oreille sur le sol pour percevoir à distance le plus léger bruit de marche.

Ils arrivent devant l’étang. De l’îlot retentit un pet formidable.

Dans une encoignure du barrage, vite ils allument leur torche, la brandissant ainsi que la bouteille en criant : « Périsse la sorcière des enfers ! ».

Sur le champ, ils distinguent la chute d’un gros quadrupède suivie de langoureux hennissements.

L’Arvillois tire la pale, tandis que l’homme de Smuid tient en l’air la bouteille qu’éclaire la résine en feu.

L’étang vidé, ils marchent résolument sur l’îlot.

Trop pressé sans doute, l’homme de Smuid trébuche et laisse tomber la bouteille qui se brise.

Au même instant, un cheval se relève et bondit hors de l’îlot et hors du lit de l’étang, les loups à ses trousses. Une course folle s’engage à travers les fourrés, taillis, haute futaie. Au sommet du bois des « Nids des Voteux », le cheval est rejoint par ses poursuivants qui le saisissent au cou, l’étranglent, le mangent, n’épargnant que la tête.

Le matin de ce jour, tous les habitants de Mirwart se réveillèrent aux cris d’orfraie poussés par une tête de cheval sautillant dans la rue. Ils l’avaient tous vue avant de déverrouiller leurs portes ; mais sitôt sur le seuil, les yeux bien écarquillés, ils s’étaient tous crus le jouet d’un songe.

Depuis lors, ils furent appelés les « Têtes de chevaux ». Quant à ceux de Smuid, à partir de cette victoire, ils furent soustraits à tous maléfice. Et pour en imposer dans les conflits avec leurs voisins, ils prirent, rappelant le fameux exploit, le nom de « Loups de Smuid ». Ce surnom leur est aussi resté.


Commentaires (JMC)

Les versions de la légende s’accordent pour justifier les sobriquets honorant les villageois alentour. Se pourrait-il que les sobriquets soient bien anciens et que la légende, plus récente, multiple, tente de les justifier ?

Que sait-on de l’origine des sobriquets attribués aux villageois ? Pourquoi les Vês (les veaux ?) à Awenne, les Panses d'aragne à Forrières ? Les Cabossîs à Bure ? Les 'Borquins' est plus banal pour les habitants du gros bourg dominant.

Les Arvillois portent un sobriquet moins flatteur que celui que devrait leur valoir le brave homme qui s’y est mis en dégageant la pale de l’étang. Puisqu’ils s’appellent les Lumeçons. Arrivés, eux, trop tard, pour le haut fait ? Ainsi accablés dans une autre variante de la légende ?

On notera que les cî de Mirwart s’arrogent la belle part : ils paradent en vainqueurs du Mal alors que ce sont deux braves, de Smuid et d’Arville, qui ont sauvé la région ! Un peu d’arrogance au chef-lieu de l’ancienne seigneurie ?

C’est à la rivière et à l’étang que se trouvent associés le danger, la peur ! Souvenir que des exécutions au XV°, pour avortement, se firent par noyade, à la Goffe des t'chfaux, dans un coude de la Lomme, en contrebas du Parc ? Et que la pêche en rivière et dans l’étang était réservée au seigneur et lourdement sanctionnée pour les manants maraudeurs ?

Ne connaitra-t-on jamais l’origine de la légende ? On notera en tout cas que Marie Gobaye n’est accusée que de maléfices touchant les gens et – surtout - les bêtes, et aucunement de sujétion à Satan ou de rendez-vous à des sabbats d’outre-monde. Ce sont les mêmes types d'accusation que subirent les malheureux de la Terre de Saint-Hubert, plus de femmes que d’hommes – bien entendu ! –, emprisonnés au château et exécutés sur buchers à l’entrée du XVIIe siècle. À Mirwart donc, parce que le seigneur avait statut d’avoué, de protecteur militaire de l’abbaye, chargé de la police. Une trace, une persistance ? Le Mal, oui, une obsédante malice ! Mais, ni dans ces Terres à l'époque de la persécution, ni dans la légende persistante - et étonnamment d'ailleurs -, pas de Malin !